Départ matinal pour nulle part ailleurs (1ère partie)
COURT RECIT D'UNE JOURNÉE TOUT À FAIT COMME UNE AUTRE DANS UN LIEU RÉELEMENT PAS COMME LES AUTRES.
Surgit l'aurore, juste après l'obscurité profonde, à l'instant même des premières lueurs orientales, entre la teinte carbone de la nuit qui disparaît et le noir d'aniline de l'aube qui nait. Progressivement la clarté éphémère s'oxyde afin de devenir bleue violacée pour virer sensiblement au gris foncé puis au camaïeu terne pour passer à l'état trouble jusqu'à enfin présenter au regard curieux l'horizon comme confus, brouillé, vague et incertain, soudainement indistinct, improbable et inaccessible. Cet espace temporel indéfinissable devient précisément l'occasion pour le ranch de s'agiter doucement.
Dans les boxes, les chevaux s'ébrouent. De la cuisine parviennent les sonorités métalliques des gamelles qui s'entrechoquent. L'odeur du café pénètre insidieusement les narines des rêvasseurs encore ensommeillés. Dans le lointain, quelques chiens aboient au jour qui apparaît à l'Est.
Il doit être environ six heures. La vie s'éveille...! C'est bientôt le départ pour la randonnée vers ailleurs, là bas, à l'occident, plus loin, plus haut, dans les contreforts sauvages de la cordillère. Maintenant l'équipe s'active. On douche les montures, on frictionne, on bichonne, on chasse les vapeurs abandonnées par la nuit, On murmure encore pour donner le temps au silence de s'éloigner. Les brides et les selles, brillent de l'éclat vieillot de leur cuir tanné par l'usage intensif. Les feutres cabossés des couvre-chefs à larges bords présentent aux lueurs matinales la poussière accumulée dans les plis fatigués lors de la précédente sortie. Le cliquètement provoqué par les anneaux des mors et des filets rompent, par instant, en succession de bruits légers et sonores, la pesanteur lourde et inerte qui règne autour de la sellerie et des boxes.
Seuls, les bruits amortis des sabots sur la terre battue du corral et les chuchotements prononcés par les hommes du ranch révèlent alentours, l'agitation d'un départ imminent.
On vérifie le matériel, leur utilité réelle, leur poids véritable. Ce que l'on souhaite emporter ou laisser. On contrôle le nécessaire, l'important et l'indispensable, l'inutile et le superflus. On s'assure du confort des chevaux, de leur condition physique, de leur humeur. "Más vale prevenir que curar y la costumbre es una segunda naturaleza". (Mieux vaut prévenir que guérir et l'habitude est une seconde nature). L'aluminium brûlant de la cafetière fumante est présenté à la ronde et chacun tend sa timbale cabossée pour recueillir le précieux liquide brun. Les rires se font plus forts, plus francs, moins dissimulés, plus satisfaits. Le monde appartient à celui qui se lève tôt (A quien madruga Dios ayuda).
Puis, chacun passe à la toilette, à son nettoyage personnel, son propre récurage. On brosse le pantalon que l'on s'apprête à enfiler. Les bottes subissent le lustrage de dernière minute, les chemises sont ajustées sous les ceinturons finement décorés. Le sombrero est arrangé, incliné avec soins. Le susurrement entendu il y a quelques instants sous la douche devient plus précis, plus musicale, plus intelligible: "Nadie, nadie, nadie, que enfrente no hay nadie; que es nadie la muerte si va en tu montura. Galopa, caballo cuatralbo, jinete del pueblo, que la tierra es tuya.¡A galopar, a galopar, hasta enterrarlos en el mar!". La psalmodie commencent à mieux s'écouter, on s'applique à saisir le sens de ces récits fictifs à propos de grandes cavalcades imaginaires si bien rêvées. Les voix sont plus graves, plus rauques, plus insinuantes, plus distinctes: "las grandes, las solas, desiertas llanuras Galopa, caballo cuatralbo, jinete del pueblo, al sol y a la luna.¡A galopar, a galopar, hasta enterrarlos en el mar!". Il est sept heures trente. Tout est prêt ! Reste à venir les hôtes, cavaliers d'un moment, amateurs de randonnées, pour partir dans une chevauchée aventureuse insolite.
(Ã suivre)